Depuis la nuit des temps, les religions païennes manifestent le besoin archaïque de l’humanité de rejoindre le divin par ses propres forces, dans le but de se le concilier ou de se l’approprier.
La beauté originale de la foi judéo-chrétienne est de nous offrir une démarche inverse : c’est Dieu qui prend l’initiative de se révéler à l’homme et qui l’invite à se laisser aimer et libérer, dans une relation d’alliance fondée sur la gratuité. Je pense au beau titre de l’ouvrage d’Abraham Heschel : Dieu en quête de l’homme.
Cet éclairage rédempteur de la condition humaine dévoile en même temps les terribles limites de l’autosuffisance des hommes. En effet, nous recevons la vie d’en haut, comme un cadeau non mérité.
Notre vie n’est pas à elle-même sa propre origine, il y a en nous du don, de la gratuité reçue, et c’est pourquoi notre aspiration profonde transcende l’horizon purement terrestre de notre existence.
C’est donc en prenant conscience de ce que nous sommes mystérieusement donnés à nous-mêmes que nous nous reconnaîtrons disposés à donner à notre tour. Le fait de nous découvrir aimés de Dieu peut encourager en nous la motivation à aimer les autres.
L’histoire du salut en est l’illustration fondamentale. Dieu s’est choisi un peuple, et c’est à partir de cette relation fidèle avec son premier-né qu’il veut attirer toutes les nations du monde à sa lumière bienfaisante. L’élection d’Israël et de l’Eglise qui en est née n’est pas autre chose que l’enracinement de l’amour de Dieu en terre humaine afin de métamorphoser par étapes tout l’univers. C’est aussi le sens du concept d’histoire selon la Bible, si différent de celui des Grecs ou des mythologies antiques.
Si Dieu a confié à l’homme l’intendance de l’univers, dans la poursuite de la création, c’est pour qu’il découvre la gratuité de l’amour qui lui a été témoigné et qu’il en imprègne sa créativité.
Aménager le monde intelligemment est indispensable à tous, et l’éthique est là pour nous rappeler certaines valeurs absolument vitales. Ainsi la gratuité ouvre une dimension essentielle à notre expérience humaine en montrant que l’utilitaire ne peut avoir le dernier mot…
A quoi cela sert-il d’aimer telle personne ? Qu’est-ce que cela rapporte de rendre service ? Le dévouement au service des autres est-il créateur de gain ? Quelle est l’utilité de contempler un coucher de soleil ou d’écouter un choral de Bach ?
De la même manière, il n’y aurait rien de plus affreux que d’adorer Dieu par intérêt, ou de se préoccuper des autres qu’en fonction du bénéfice retiré. La tradition juive dit que le plus bel acte est celui qui est effectué sans rien attendre en retour, thème oblatif repris par le rabbi Jésus lorsqu’il encourage à ce que la main gauche ignore ce qu’a donné la main droite.
Le Dieu d’Abraham, de Moïse, des prophètes d’Israël et de Jésus est vraiment le Dieu du gratuit, ou le Dieu de la grâce (même étymologie). Dieu s’exprime et entre en relation avec nous sous le mode de la grâce et de la gratuité. Ce qu’il nous invite à réaliser en nous donnant pour repères les dix commandements, puis les béatitudes, c’est un monde où règne l’amour, donc la gratuité et le respect de l’autre. Sans cette base vitale, pas de dignité humaine, mais la loi de la jungle ou l’instrumentalisation du prochain.
Accueillir Dieu comme don gratuit dans nos vies, c’est bien sûr refuser de se l’approprier au service d’une idéologie.
Le Christ de l’évangile a donné pour consigne à ses disciples envoyés en mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ! » (Mt 10.8). C’est dans le même esprit que l’apôtre Paul pose à chacun cette question : « Disposes-tu d’un quelconque bien que tu n’aies pas reçu ? » (1 Co 4.7). Aller à la rencontre des autres en nous défaisant de tout esprit captatif, c’est contester le monde ambiant qui privilégie toujours l’avantage que l’on peut obtenir sur autrui, et qui marginalise automatiquement les plus faibles.
Et la « récompense finale » ? La question de la rétribution dans l’au-delà est surtout, dans l’Ecriture, une manière imagée de nous rappeler que nous récolterons au final ce que nous avons semé, et que Dieu, s’il est amour, ne peut pas être indifférent aux injustices et au sort contrasté des uns et des autres.
Si donc nous mettons le plus possible de l’amour désintéressé dans ce que nous vivons, celui-ci ne pourra que s’éterniser en joyeuse et sereine communion avec Dieu.
Le fait que nous soyons importants pour Dieu, ce n’est pas seulement par ce que nous faisons, mais c’est avant tout par ce que nous sommes, en particulier à travers nos actes !
Abbé Alain René Arbez , mars 2025
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